mardi, octobre 15, 2024

Héraclite et la Thérapie

L'étude des Fragments du philosophe Héraclite a éclairé ma pratique de l'accompagnement, et approfondi mon approche de l'hypnose. On sait peu de choses de ce philosophe grec qui vécut au 6 et 5ème siècle avant Jésus Christ et dont la philosophie n'a été reconstituée qu'au travers des citations de sa pensée reprises des dizaines, des centaines d'années plus tard par Platon, Aristote, Marc Aurèle entre autres. 
Il fut "l'influenceur" majeur du stoïcisme, notamment dans son approche sur le changement. Contemporain de Bouddha, sa philosophie est étonnamment proche de ce que l'on classifie aujourd'hui d'orientalisme.

Héraclite - Thérapie
Lumière sur l'Héraclite, l'Obscur



Héraclite est l'auteur de la célèbre formule "on ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve" (Plutarque - Sur l'Ei de Delphes - traduction de Paul Tannery), d'autres versions mentionnent "on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve". Il aborde ici le concept majeur de l'écoulement des choses, de l'impermanence intégrale, celle de ce qui "est" en l'instant. D'un point de vue purement évolutionniste, biologique même, le fleuve est composé d'une multitude d'états successifs - différents, uniques - dont les propriétés forment les gouttes d'eau. Ce que nous nommons fleuve est l'objet de changements majeurs puisque constitué en permanence de nouvelles gouttes d'eau. Il n'est jamais tout à fait le même qu'à l'instant suivant. Dans ce changement perpétuel, il garde sa nomination : Fleuve, ce qui nous permet de le classifier, comprendre, identifier comme tel. 

De la même façon, le "on" qui ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve est en perpétuel changement. Le corps humain se régénère tout au long de la vie, nous ne sommes jamais constitué des cellules qui nous composaient à la naissance (hormis les neurones..), de la même façon, nos expériences, pensées, interactions, compréhensions, influences nous ont continuellement transformées. Aussi, en abordant le changement intrinsèque de tout ce qui est, Héraclite nous rappelle à quel point, au fond, nous descendons dans le fleuve et n'y descendons pas vraiment , de la même façon, nous sommes et ne sommes pas. Les deux en un. Tout cela à la fois. De façon paradoxale et contradictoire. Aucune lutte, aucune résistance inutile, nous sommes en perpétuelle transformation et ne pouvons nous définir de façon précise et figée. Aussi, toute phrase commençant "je suis" suivi d'un adjectif, est réductrice et partiellement fausse (et vraie !).
Ici, se dessine la profondeur abyssale du questionnement sur l'identité : Qui suis-je...? Que suis-je ? Être ou ne pas être ? To be ? Or not to be ? The same thing according to Heraclitus !

Abstenons nous de nous réduire et acceptons les paradoxes de nos états successifs ! En thérapie, ce concept est fondamental : se désidentifier du symptôme, de la crise, de l'humeur. Non, je ne suis pas colérique, non, je ne suis pas la colère, du moins, je le suis tout autant que je ne le suis pas. Comment alors me définir exclusivement comme colérique ? De plus, le caractère changeant de tout ce qui est, interroge sur l'apparence figée, définitive d'un symptôme, d'une manifestation. Puisque je ne suis plus tout à fait le même à chaque seconde, puisque tout en moi se transforme, y compris ce qui me préoccupe, est-il bien raisonnable de m'affubler d'un adjectif unique et de me définir comme étant comme ceci ou cela ? Par conséquent, je ne suis pas dépressif, je souffre de dépression. Cette mise à distance est fondamentale, permettant au sujet de se dissocier de sa difficulté, davantage que d'en admettre le caractère irrévocable et définitif. Une véritable bouffée d'oxygène.
Je peux m'identifier sous le nom de Pierre, m'attacher à cette nomination, fixe, figée dans la plupart des cas, et pourtant, je ne suis pas tout à fait le même Pierre qu'en commençant la rédaction de ce post. En ce sens, je suis Pierre et je ne suis pas (ou plus) Pierre. Néanmoins, l'aspect pratique de mon prénom, de ma désignation me permet d'être reconnu, d'être classifié. L'anthopologue Claude Lévy-Strauss affirmait que "l'on nomme jamais, on classe". Bien utile cette classification. Au passage, je n'ai pas choisi mon prénom et il semble bien m'avoir influencé tout au long de ma vie (Voir : nous ressemblons à nos prénoms). Suis-je vraiment Pierre ? Oui, et non.

Dans un deuxième temps, Héraclite aborde la doctrine de la relativité. Assez proche de l'écoulement des choses, il nous rappelle à quel point les "réalités" sont paradoxales et relatives. Par exemple, "l'eau de la mer est la plus pure et la plus souillée; potable et salutaire aux poissons, elle est non potable et funeste pour les hommes".Elle devient à la fois saine et non saine. Les deux à la fois. Et pour Héraclite, "saine " et "non saine" est une seule et même chose. Cela correspond au caractère de potabilité de l'eau : potable et non-potable, le côté pile et face d'une seule et même pièce. Ainsi, il annoncera que le Bien et le Mal sont également une seule et même chose, tout n'est que question de perspective. Depuis quelle fenêtre suis-je en train d'observer ce qui m'arrive, quelle est ma lecture du monde ? 
Et bien justement, en tant que thérapeute, nous abordons la perspective pour créer un changement de regard puissant chez le client, en vue d'une expérience plus apaisante ou au moins plus satisfaisante. Décaler son regard consiste à faire l’expérience d'une émotion différente. Les PNListes s'amusent de l'image, de la représentation sensorielle d'une situation pour en modifier les paramètres (plus de couleur, plus de lumière, élargir l'écran, diminuer les sons, etc...) et créer ainsi une projection interne différente et générer une émotion plus acceptable. Une façon précieuse d'abandonner tout combat stérile et d'entamer une phase d'apaisement fructueuse : "j'accepte de ne pas m'identifier à une expression de moi, je suis bien plus complexe et me souviens que je suis aussi le contraire de ce je crois être". Et lorsque le postulat de la thérapie brève rappelle à quel point nous sommes un réservoir de ressources, Héraclite nous éclaire de façon prodigieuse sur ce plan. Si quelque chose existe en nous, alors son contraire aussi, puisqu'ils sont les deux côtés opposés d'une même pièce, toutes les deux réunies par leur paradoxe. En thérapie, le recadrage, la mise en perspective, le questionnement, l'humour, relèvent de ce concept, créant généralement une prise de conscience soudaine du consultant : "ah oui, je n'avais pas vu les choses sous cet angle !" Bingo ! 

Enfin, troisième concept merveilleux et complémentaire des deux précédents : la coexistence des contraires. Toute notion, contient en elle-même son contraire. Assez proche de la philosophie d'Hegel, Héraclite nous rappelle à quel point les choses nécessitent d'être abordées sous l'angle de la complexité. Les choses ne sont pas tout à fait ce qu'elles sont... Ce serait trop simple. Ainsi, les contraires ne s'excluent pas mais au contraire se conditionnent, s'entretiennent, ils s'appellent. "Ce qui est contraire est utile; ce qui lutte forme la plus belle harmonie; tout se fait par discorde" : en d'autres termes, la dissonance est harmonieuse en elle-même, ou bien "l'harmonie du monde est par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l'arc". Toute chose contient son contraire. Tout mal contient son Bien, et inversement. En tant que coach-thérapeute, je remarque que toute description d'une difficulté enferme en elle-même une facilité, du mois un avantage, souvent caché, mais bien réel pour qui veut bien s'y intéresser. "Tu me décris ton blocage dans ce qu'il t'empêche. Pourrais tu me dire ce qu'il te permet d'expérimenter dans le même temps ?" Parfois, le burnout m'empêche d'avancer et me permet en même temps de m'écarter d'un système néfaste", "la blessure de fatigue me permet de (enfin) me reposer". On évoque alors les bénéfices secondaires à toute situation, ce qui échappe à la raison, comme guidé par un GPS très puissant qu'est l'inconscient. Dans un Mal peut se cacher une part de Bien... et inversement. "C'est la maladie qui rend la santé douce et bonne, c'est la faim qui fait de même désirer la satiété, et la fatigue le repos" (Plutarque - Sur les Oracles) - "On ne connaîtrait pas le mot de justice, s'il n'y avait pas de perversité" (Clément - Stromates V). En séance, l'approche sera nécessairement humaniste et respectueuse pour éviter toute culpabilisation. Par conséquent, le lien entre le thérapeute et son consultant ne peut s'articuler qu'autour du respect inconditionnel, de la présence et de l'indulgence !

En coaching, et plus généralement en thérapie, accompagner le client à définir ses parts obscures, permet d'envisager la stratégie du "comment faire autrement pour t'apporter plus de ce que tu cherches...?".  On est bien loin d'éradiquer le mal, ce n'est pas le sujet, mais plus proche que jamais de  percevoir en son sein un système profond destiné à cultiver l'équilibre et favoriser la survie. Peut-être est-il temps de reconnaître la valeur et le bien de ce que je considère comme un mal. Changement de paradigme. En ce sens, toute lutte interne est vaine, et stérile, puisqu'elle contient sa part d'harmonie. D'où la notion de non confrontation que je prône en hypnose : "je ne peux pas entrer en guerre contre moi-même, sinon, qui gagne à la fin... et qui perd ?". Au contraire, le client se rencontre en séance, il se découvre, se connaît, se reconnaît, y compris dans les parts obscures qu'il contient. La reconnaissance de certains fonctionnements, de certaines émotions s'avère souvent cruciale pour éviter les schémas répétitifs auxquels je ne sais échapper


Ces trois axes distincts et complémentaires éclairent sous un angle différent la notion de jugement. Si je ne reconnais ni mes paradoxes, ni ma complexité, ni mon changement perpétuel, comment juger de façon aussi simpliste ce qui s'exprime en moi ? Et pourtant... Et pourtant, je vais associer ma difficulté à ce ce que je crois être, je vais m'identifier à mon mal et le rejeter entièrement. C'est la guerre intérieure, exclusive, sans nuance. Peut-être est-il temps de m'apaiser aussi avec cette lutte interne et me souvenir que "ce qui lutte forme la plus belle harmonie" (Aristote - Ethique à Nicomaque - traduction de Paul Tannery). 

J'ai l'intime conviction que la nécessaire acceptation prônée en thérapie passe par le chemin de la complexité. Tout évolue, constamment, ce que je suis, ce que je crois être, ce que je vis, ce que je montre, ce que je garde et dans ce changement perpétuel, coexistent en moi la force de la guerre et la douceur de la paix, entre autres. Comme le dit Xavier Rousseau (incarné par Romain Duris) dans la réplique finale de  l'Auberge Espagnole "Je suis tout ça", "Je suis pas Un mais plusieurs", "Je suis un vrai bordel", et dans cette apparente dissonance, résonne la plus pure des harmonies.

mardi, octobre 01, 2024

Autoritarisme et hypnose

Dans un précédent post, j'évoquais mon aversion de tout autoritarisme de la part de l'hypnologue. User de stratagèmes pour impressionner voire inquiéter le client me semble totalement contre-productif. Et ne correspond pas à mes appétences, ni à ma personnalité.

Tout d'abord, la plupart des consultants découvrent l'hypnose chez leur praticien. Ils peuvent s'être informés au préalable - mais pas toujours - sur les mécanismes d'induction, avoir une idée préconçue et craindre de perdre tout contrôle, avoir lu un post sur l'hypnose indiquant "l'état modifié de conscience" (formule fourre-tout bien pratique), ou état de relâchement intense ou encore cette drôle d'impression : "vous-savez-comme-quand-vous-avez-voyagé-en-voiture-et-ne-vous-souvenez-pas-du-parcours" ou avoir juste entendu une connaissance relater les vertus de ses séances. Le premier contact avec l'hypnose passe aussi - et souvent - par le visionnage de séquences de spectacles ou quelques vestiges de films comme le livre de la jungle "aie confiance !". 

Hypnose Autoritarisme
L'hypnose et l'autoritarisme

Cette non-connaissance a un prix : celui des projections fantasmées. Quand le cerveau ne sait pas, il invente des réponses, il suppose. Cette supposition tourne autour d'une mystique, alliance de magie et de technique destinée à transformer radicalement la perception d'une personne, voire son identité, souvent en en "prenant le contrôle". Ce qui a de quoi impressionner, j'en conviens.

Aussi, de nombreuses personnes me confient leur nervosité ou leur appréhension dès les premiers instants de la séance. Inquiètes, elles ajoutent néanmoins qu'elles "croient" en l'hypnose. Sainte-Hypnose, priez pour nous !

Tout d'abord, il est complexe d'expliquer précisément ce qu'est l'hypnose, un état de transe (mais qu'est-ce que la transe ?), un état de suspension (évanescent, chacun y met sa définition du suspens), une sensation d'étrangeté (euh...), un bug intime ? Nous savons qu'en état d'hypnose, certaines régions du cerveau réduisent leur activité et d'autres la renforcent. Aussi, "la suggestibilité hypnotique est liée à la modification de l'activité du cortex préfrontal dorsolatéral". Ce que l'on nomme "état modifié de conscience" s'articule autour de l'altération de l'attention (le temps ou les bruits par exemple), l'augmentation du contrôle des émotions et des sensations et manque de perception de soi. Evidemment, chacun interprète comme il peut ou veut ces explications techniques qui n'évoquent que partiellement l'expérience d'hypnose spécifique à chacun. Cet état peut être généré en suivant deux chemins différents : par l'intensification d'un côté (des stimuli, des sens, des ressentis, des injonctions paradoxales, du rythme, des gestes et mouvements, de l'attention, etc...) ou par le silence... Ou les deux... Ou ni l'un ni l'autre. 

Oui, l'hypnose peut (longuement) s'expliquer et se démontrer mais rien ne remplacera l'expérience très éloignée de l'interprétation de ces concepts. "Par conséquent, si mon attente ne correspond pas à l'expérience vécue, il se peut que j'imagine que "ça" n'a pas fonctionné et reparte chez moi avec l'insatisfaction et la "certitude" que j'ai perdu mon temps". C'est en cela que je me méfie de l'autoritarisme car ce dernier s'absout de toute pédagogie, brutal, il assène, il pratique son absolutisme, imposant, il renforce la nervosité, développe une méfiance bien naturelle plaçant le sujet dans ses mécanismes de défenses habituelles, les amplifie même, et je ne cois pas cela soit utile lorsqu'il s'agit justement d'en amoindrir certains. Je crains que l'on ne confonde alors sidération et état d'hypnose. L'autoritarisme et la confrontation directe renforcent la résistance instinctive. Inutile de préciser que le combat (résistance) et la sidération sont les deux faces d'une même pièce nommée peur.

Au contraire, le lâcher-prise est la clé d'un abandon des réactions défensives, et c'est aussi dans cette expérience que le sujet peut adopter d'autres mécanismes réactionnels plus adaptés. Le lâcher prise n'est en rien un état de relâchement intense (rien à voir !), il est cette sorte d'abandon à soi-même, "vous-savez comme quand vous êtes pris dans le courant des baïnes et qu'il faut se laisser emporter pour survivre" et bien c'est cela le lâcher-prise, un état de flottement, de suspension et d'abandon à soi-même, pour que l'intelligence du corps prenne le relais sur un cerveau en tension... Au fond, il ne s'agit pas de perdre le contrôle mais d'abandonner le contrôle... Pas évident lorsque tous les mécanismes de défense sont en alerte. Evidemment, s'il fallait expliquer que l'état d'hypnose recherché se situe juste avant la certitude de se noyer, dans cet entre-deux, je crains que nos cabinets soient durablement désertés. Aussi, la qualité de la relation entre le thérapeute et son client, reste la condition ultime pour favoriser cet abandon du combat. Je défends l'idée que la qualité de la relation entre le praticien et son client en est une clé. La pédagogie aussi. Si ce lien est empreint d'écrasement, d'autorité, de faites ci, faites ça, "pfiouuf (pas facile à écrire ! ), clac et maintenant la main est collée au mur", "vous ne pouvez plus bouger, vous êtes incapable de vous lever - je le veux", de domination, de vérités assénées, je crains que l'entrée en hypnose soit insuffisamment profonde et les effets recherchés superficiellement atteints ou très temporaires. Bien sûr, cela pourrait suffire dans certains cas, mais combien ressortiront du cabinet en ayant acquis la certitude que l'hypnose n'est rien d'autre qu'une mascarade... Quel dommage.


Héraclite et la Thérapie

L'étude des Fragments du philosophe Héraclite a éclairé ma pratique de l'accompagnement, et approfondi mon approche de l'hypnose...