L'étude des Fragments du philosophe Héraclite a éclairé ma pratique de l'accompagnement, et approfondi mon approche de l'hypnose. On sait peu de choses de ce philosophe grec qui vécut au 6 et 5ème siècle avant Jésus Christ et dont la philosophie n'a été reconstituée qu'au travers des citations de sa pensée reprises des dizaines, des centaines d'années plus tard par Platon, Aristote, Marc Aurèle entre autres.
Il fut "l'influenceur" majeur du stoïcisme, notamment dans son approche sur le changement. Contemporain de Bouddha, sa philosophie est étonnamment proche de ce que l'on classifie aujourd'hui d'orientalisme.
Lumière sur l'Héraclite, l'Obscur |
Héraclite est l'auteur de la célèbre formule "on ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve" (Plutarque - Sur l'Ei de Delphes - traduction de Paul Tannery), d'autres versions mentionnent "on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve". Il aborde ici le concept majeur de l'écoulement des choses, de l'impermanence intégrale, celle de ce qui "est" en l'instant. D'un point de vue purement évolutionniste, biologique même, le fleuve est composé d'une multitude d'états successifs - différents, uniques - dont les propriétés forment les gouttes d'eau. Ce que nous nommons fleuve est l'objet de changements majeurs puisque constitué en permanence de nouvelles gouttes d'eau. Il n'est jamais tout à fait le même qu'à l'instant suivant. Dans ce changement perpétuel, il garde sa nomination : Fleuve, ce qui nous permet de le classifier, comprendre, identifier comme tel.
De la même façon, le "on" qui ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve est en perpétuel changement. Le corps humain se régénère tout au long de la vie, nous ne sommes jamais constitué des cellules qui nous composaient à la naissance (hormis les neurones..), de la même façon, nos expériences, pensées, interactions, compréhensions, influences nous ont continuellement transformées. Aussi, en abordant le changement intrinsèque de tout ce qui est, Héraclite nous rappelle à quel point, au fond, nous descendons dans le fleuve et n'y descendons pas vraiment , de la même façon, nous sommes et ne sommes pas. Les deux en un. Tout cela à la fois. De façon paradoxale et contradictoire. Aucune lutte, aucune résistance inutile, nous sommes en perpétuelle transformation et ne pouvons nous définir de façon précise et figée. Aussi, toute phrase commençant "je suis" suivi d'un adjectif, est réductrice et partiellement fausse (et vraie !).
Ici, se dessine la profondeur abyssale du questionnement sur l'identité : Qui suis-je...? Que suis-je ? Être ou ne pas être ? To be ? Or not to be ? The same thing according to Heraclitus !
Abstenons nous de nous réduire et acceptons les paradoxes de nos états successifs ! En thérapie, ce concept est fondamental : se désidentifier du symptôme, de la crise, de l'humeur. Non, je ne suis pas colérique, non, je ne suis pas la colère, du moins, je le suis tout autant que je ne le suis pas. Comment alors me définir exclusivement comme colérique ? De plus, le caractère changeant de tout ce qui est, interroge sur l'apparence figée, définitive d'un symptôme, d'une manifestation. Puisque je ne suis plus tout à fait le même à chaque seconde, puisque tout en moi se transforme, y compris ce qui me préoccupe, est-il bien raisonnable de m'affubler d'un adjectif unique et de me définir comme étant comme ceci ou cela ? Par conséquent, je ne suis pas dépressif, je souffre de dépression. Cette mise à distance est fondamentale, permettant au sujet de se dissocier de sa difficulté, davantage que d'en admettre le caractère irrévocable et définitif. Une véritable bouffée d'oxygène.
Je peux m'identifier sous le nom de Pierre, m'attacher à cette nomination, fixe, figée dans la plupart des cas, et pourtant, je ne suis pas tout à fait le même Pierre qu'en commençant la rédaction de ce post. En ce sens, je suis Pierre et je ne suis pas (ou plus) Pierre. Néanmoins, l'aspect pratique de mon prénom, de ma désignation me permet d'être reconnu, d'être classifié. L'anthopologue Claude Lévy-Strauss affirmait que "l'on nomme jamais, on classe". Bien utile cette classification. Au passage, je n'ai pas choisi mon prénom et il semble bien m'avoir influencé tout au long de ma vie (Voir : nous ressemblons à nos prénoms). Suis-je vraiment Pierre ? Oui, et non.
Dans un deuxième temps, Héraclite aborde la doctrine de la relativité. Assez proche de l'écoulement des choses, il nous rappelle à quel point les "réalités" sont paradoxales et relatives. Par exemple, "l'eau de la mer est la plus pure et la plus souillée; potable et salutaire aux poissons, elle est non potable et funeste pour les hommes".Elle devient à la fois saine et non saine. Les deux à la fois. Et pour Héraclite, "saine " et "non saine" est une seule et même chose. Cela correspond au caractère de potabilité de l'eau : potable et non-potable, le côté pile et face d'une seule et même pièce. Ainsi, il annoncera que le Bien et le Mal sont également une seule et même chose, tout n'est que question de perspective. Depuis quelle fenêtre suis-je en train d'observer ce qui m'arrive, quelle est ma lecture du monde ?
Et bien justement, en tant que thérapeute, nous abordons la perspective pour créer un changement de regard puissant chez le client, en vue d'une expérience plus apaisante ou au moins plus satisfaisante. Décaler son regard consiste à faire l’expérience d'une émotion différente. Les PNListes s'amusent de l'image, de la représentation sensorielle d'une situation pour en modifier les paramètres (plus de couleur, plus de lumière, élargir l'écran, diminuer les sons, etc...) et créer ainsi une projection interne différente et générer une émotion plus acceptable. Une façon précieuse d'abandonner tout combat stérile et d'entamer une phase d'apaisement fructueuse : "j'accepte de ne pas m'identifier à une expression de moi, je suis bien plus complexe et me souviens que je suis aussi le contraire de ce je crois être". Et lorsque le postulat de la thérapie brève rappelle à quel point nous sommes un réservoir de ressources, Héraclite nous éclaire de façon prodigieuse sur ce plan. Si quelque chose existe en nous, alors son contraire aussi, puisqu'ils sont les deux côtés opposés d'une même pièce, toutes les deux réunies par leur paradoxe. En thérapie, le recadrage, la mise en perspective, le questionnement, l'humour, relèvent de ce concept, créant généralement une prise de conscience soudaine du consultant : "ah oui, je n'avais pas vu les choses sous cet angle !" Bingo !
Enfin, troisième concept merveilleux et complémentaire des deux précédents : la coexistence des contraires. Toute notion, contient en elle-même son contraire. Assez proche de la philosophie d'Hegel, Héraclite nous rappelle à quel point les choses nécessitent d'être abordées sous l'angle de la complexité. Les choses ne sont pas tout à fait ce qu'elles sont... Ce serait trop simple. Ainsi, les contraires ne s'excluent pas mais au contraire se conditionnent, s'entretiennent, ils s'appellent. "Ce qui est contraire est utile; ce qui lutte forme la plus belle harmonie; tout se fait par discorde" : en d'autres termes, la dissonance est harmonieuse en elle-même, ou bien "l'harmonie du monde est par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l'arc". Toute chose contient son contraire. Tout mal contient son Bien, et inversement. En tant que coach-thérapeute, je remarque que toute description d'une difficulté enferme en elle-même une facilité, du mois un avantage, souvent caché, mais bien réel pour qui veut bien s'y intéresser. "Tu me décris ton blocage dans ce qu'il t'empêche. Pourrais tu me dire ce qu'il te permet d'expérimenter dans le même temps ?" Parfois, le burnout m'empêche d'avancer et me permet en même temps de m'écarter d'un système néfaste", "la blessure de fatigue me permet de (enfin) me reposer". On évoque alors les bénéfices secondaires à toute situation, ce qui échappe à la raison, comme guidé par un GPS très puissant qu'est l'inconscient. Dans un Mal peut se cacher une part de Bien... et inversement. "C'est la maladie qui rend la santé douce et bonne, c'est la faim qui fait de même désirer la satiété, et la fatigue le repos" (Plutarque - Sur les Oracles) - "On ne connaîtrait pas le mot de justice, s'il n'y avait pas de perversité" (Clément - Stromates V). En séance, l'approche sera nécessairement humaniste et respectueuse pour éviter toute culpabilisation. Par conséquent, le lien entre le thérapeute et son consultant ne peut s'articuler qu'autour du respect inconditionnel, de la présence et de l'indulgence !
En coaching, et plus généralement en thérapie, accompagner le client à définir ses parts obscures, permet d'envisager la stratégie du "comment faire autrement pour t'apporter plus de ce que tu cherches...?". On est bien loin d'éradiquer le mal, ce n'est pas le sujet, mais plus proche que jamais de percevoir en son sein un système profond destiné à cultiver l'équilibre et favoriser la survie. Peut-être est-il temps de reconnaître la valeur et le bien de ce que je considère comme un mal. Changement de paradigme. En ce sens, toute lutte interne est vaine, et stérile, puisqu'elle contient sa part d'harmonie. D'où la notion de non confrontation que je prône en hypnose : "je ne peux pas entrer en guerre contre moi-même, sinon, qui gagne à la fin... et qui perd ?". Au contraire, le client se rencontre en séance, il se découvre, se connaît, se reconnaît, y compris dans les parts obscures qu'il contient. La reconnaissance de certains fonctionnements, de certaines émotions s'avère souvent cruciale pour éviter les schémas répétitifs auxquels je ne sais échapper
Ces trois axes distincts et complémentaires éclairent sous un angle différent la notion de jugement. Si je ne reconnais ni mes paradoxes, ni ma complexité, ni mon changement perpétuel, comment juger de façon aussi simpliste ce qui s'exprime en moi ? Et pourtant... Et pourtant, je vais associer ma difficulté à ce ce que je crois être, je vais m'identifier à mon mal et le rejeter entièrement. C'est la guerre intérieure, exclusive, sans nuance. Peut-être est-il temps de m'apaiser aussi avec cette lutte interne et me souvenir que "ce qui lutte forme la plus belle harmonie" (Aristote - Ethique à Nicomaque - traduction de Paul Tannery).
J'ai l'intime conviction que la nécessaire acceptation prônée en thérapie passe par le chemin de la complexité. Tout évolue, constamment, ce que je suis, ce que je crois être, ce que je vis, ce que je montre, ce que je garde et dans ce changement perpétuel, coexistent en moi la force de la guerre et la douceur de la paix, entre autres. Comme le dit Xavier Rousseau (incarné par Romain Duris) dans la réplique finale de l'Auberge Espagnole "Je suis tout ça", "Je suis pas Un mais plusieurs", "Je suis un vrai bordel", et dans cette apparente dissonance, résonne la plus pure des harmonies.
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